George Boudarel, humaniste ou bourreau?

Né le 21 décembre 1926 à Saint-Etienne, décédé le 26 décembre 2003, George Boudarel est un vietnamologue français ayant très largement contribué à la connaissance du Việt Nam, notamment dans sa dimension politique, sociétale et historique. Transfuge ou rallié pour les uns, traître ou monstre pour les autres, G. Boudarel est également connu pour l’affaire éponyme qui secoua le milieu universitaire à partir de 1991. Mis en cause pour son rôle d’instructeur politique dans le camp 113, de lourdes accusations de « crimes contre l’humanité » pesèrent contre lui pour finalement être rejetée par la Cour de Cassation au nom de la loi d’amnistie de 1966. 

Issu d’une famille catholique de la Loire, dernier enfant de la famille, G. Boudarel fut quelques années séminariste avant de « troquer une foi contre une autre »^[1] et d’adhérer au parti communiste en 1946. Formé en philosophie à la faculté des Lettres de Grenoble puis à celle de Lyon, son adhésion au marxisme et au matérialisme dialectique créa en lui une sorte de « séisme »^[2], qui lui fit écrire dans son autobiographie que, la philosophie qu’il avait étudiée jusqu’ici n’était qu’une « métaphysique et un idéalisme synonyme d’élucubrations »^[3].

Deux ans plus tard, en 1948, G. Boudarel embarqua sur le Pasteur, à Marseille, direction Sài Gòn où il débarqua au terme de 19 jours de voyage. Tour à tour professeur de philosophie au lycée Yersin de Đà Lạt, à Vientiane (où il fut expulsé trois mois après son arrivé car soupçonné de s’y être rendu pour entrer en contact avec le Việt Minh), puis au lycée Marie Curie de Sài Gòn en tant que professeur de français. Bien que titularisé en 1950, G. Boudarel n’exprima pas de volonté particulière de s’établir dans la société coloniale raciste qui l’ « horripilait »^[4]. Se rapprochant du GCM (Groupe Culturel Marxiste), il participa à quelques actions de propagande avant de rejoindre le Việt Minh le 16 décembre1950 sous le nom de Đại Đồng (fraternité). 

Pendant deux ans, G. Boudarel travailla à Radio Sai Gon-Chợ Lớn libre et occupa des fonctions de propagandiste en direction du corps expéditionnaire. En 1952, après une marche de six mois, il rejoignit, sur ordre du parti, la zone de sécurité (An Toàn Khu), dans la région de Thái Nguyên, au Tonkin, où se trouvait la direction du régime révolutionnaire. Après avoir été formé par André (Lê Chinh), un instructeur du parti communiste français^[5] envoyé pour aider le Việt Minh face à l’afflux de prisonniers français, G. Boudarel fut affecté au poste d’instructeur politique du camp 113. 

Bien plus que lui, André fut un personnage clef de la lutte contre le corps expéditionnaire français, notamment en tant qu’interlocuteur avec les Vietnamiens au sujet de l’attitude à avoir à l’endroit les prisonniers français. Marouf, autre conseiller envoyé, lui, par le parti communiste marocain, était en charge des ralliés et plus particulièrement d’un camp où étaient rassemblés les ralliés d’origine arabe (principalement des Algériens et Marocains). Il convient également de rappeler que le ralliement de marxistes français à la cause révolutionnaire vietnamienne ne concernait pas que des civils comme le montre l’histoire de Jean Tarago, ancien FTP devenu capitaine dans l’armée française, qui rejoignit le Việt Minh en 1952^[6].

D’octobre 1952 à août 1954, G. Boudarel occupe alors les fonctions d’instructeur politique au sein du camp 113. Dans l’ouvrage de Yves Daoudal (Le dossier Boudarel), dans lequel on peut lire, entre autres propos à charge, que « le communisme est une profanation des valeurs chrétiennes », G. Boudarel est décrit comme un « homme sans morale », « militant de la trahison », « un apparatchik du stalinisme » ou encore « un partisan forcené du goulag »^[7]. En charge de la rééducation morale et politique des prisonniers français, il se serait, selon certains de ses anciens prisonniers, rendu coupable de « tortures morales ». 

En 1954, le camp 113 ferme, G. Boudarel est à nouveau affecté à la propagande radiophonique et traduira certains ouvrages littéraires ou politiques vietnamiens. Plusieurs années après la publication du rapport Khrouchtchev (24 février 1956) qui révéla au monde les excès et les crimes commis par le stalinisme, G. Boudarel prit du recul sur son engagement au point de décider de quitter le pays dont il jugeait la direction trop alignée sur la Chine maoïste et trop sectaire. Ainsi, en 1964, avec l’appui du PCF, accompagné de sa femme vietnamienne et de sa fille, il rejoignit Prague où il fut employé à la Fédération Syndicale Mondiale avant de rentrer en France en 1966. 

Accédant au grade de docteur, proche collaborateur de Jean Chesneaux, G. Boudarel devint maître-assistant puis maître de conférences à Jussieu. Spécialisé sur l’histoire du Việt Nam, ses travaux universitaires portaient notamment sur la contestation interne au mouvement communiste vietnamien, la répression, l’épuration et la demande de démocratisation du régime. Dans son ouvrage Cent fleurs écloses dans la nuit du Vietnam. Communisme et dissidence, 1954-1956^[8], il revient sur les débuts de la dissidence communiste vietnamienne entre 1954 et 1956 et particulièrement sur la célèbre affaire Humanisme et Belles Œuvres (Nhân Văn-Giai Phẩm). Dans Hanoi 1936-1996 : Du drapeau rouge au billet vert, ouvrage co-écrit avec Nguyễn Văn Ky et publié en 1997 aux Éditions Autrement, l’auteur explore encore un peu plus la question des dissidences et du thắc mắc au moment où le pays expérimente les premiers effets du Đổi mới. 

L’affaire Boudarel

Le 13 février 1991, lors d’un colloque sur l’actualité du Việt Nam au Sénat, G. Boudarel, qui devait intervenir, fut interpellé par Jean-Jacques Beucler, ancien officier du corps expéditionnaire qui pendant quatre ans avait été prisonnier du Việt Minh. J-J. Beucler et d’autres anciens prisonniers tentèrent de faire juger G. Boudarel pour crime contre l’humanité, tandis que l’accusé reçut le soutien d’universitaires et d’intellectuels reconnus pour leurs positions anticolonialistes et leur connaissance du Việt Nam. Rapidement, l’affaire fit grand bruit et G. Boudarel devint le bouc émissaire idéal contre lequel la droite, l’extrême droite et une partie de la gauche se déchaina au nom de la lutte contre le communisme au point même que François Léotard, homme politique de droite, parla de lynchage médiatique.

Outre le fait que l’article 6.c du tribunal de Nuremberg^[9] ne correspond pas au cas de G. Boudarel mis en cause pour « torture mentale », il conviendrait également de questionner la responsabilité de certains militaires français s’étant adonnés à des actes de tortures ayant entrainés la mort de plusieurs milliers de Vietnamiens. À ce sujet nous renvoyons le lecteur à l’histoire du bagne de Poulo Condor où, de l’aveu même du directeur du bagne (le commandant Tisseyre), : « il y avait 5 000 bagnards. On les laissait mourir (…). Le mois de mon arrivée, 172 décès ; c’étaient des locaux pour 25 ou 30 détenus ; j’en ai trouvé 110, 120, 130. Un médecin indochinois m’a raconté qu’il lui était arrivé de trouver un matin sept cadavres au bagne des politiques »^[10].

Concernant la judiciarisation de l’affaire Boudarel, l’agitation publique retombée, l’accusation de « crime contre l’humanité » aboutit à un non-lieu en novembre 1991 suivit de quatre procès, dont deux en appels. Un non-lieu définitif fut prononcé en septembre 1997. 

Comme le souligne justement l’historien et spécialiste du Việt Nam Pierre Brocheux, l’Indochine a posé un dilemme considérable au corps expéditionnaire français dont une partie était issue des rangs des résistants à l’occupation allemande. Fallait-il alors « faire passer l’allégeance à leur nation avant la fidélité à leurs idéaux politiques ou l’inverse »^[11] ? Certains comme G. Boudarel choisirent de déserter, de s’opposer et de mettre en accord leurs actes et leurs principes politiques, notamment ceux de la solidarité internationale entre les peuples et du droit d’un peuple à disposer de lui-même. 

Pour aller plus loin :

De l’auteur : 

Boudarel G. (dir.), 1983, La bureaucratie au Vietnam, Paris, L’Harmattan. 

Boudarel G., 1991, Autobiographie, Paris, Jacques Bertoin

Boudarel G., 1991, Cent fleurs écloses dans la nuit du Vietnam. Communisme et dissidence, 1954-1956, Paris, Jacques Bertoin,

Boudarel G. et Nguyen Van Ky, 1997, Hanoi, 1936-1996. Du drapeau rouge au billet vert, Autrement. 

Tran Van Ba (pseudonyme de G. Boudarel), 1994, Tonkin, 1873-1954, Autrement

Sur l’affaire Boudarel : 

Baylé C., 1991, Prisonnier au camp 113. Le camp de Boudarel, Paris, Perrin

Beucler J-J., 1991, Mémoires, Paris, Éditions France-Empire/ 

Charuel M., 1991, L’affaire Boudarel, Éditions du Rocher

Daoudal Y., 2001, Le dossier Boudarel ou le procès impossible du communisme, Éditions Rémi Perrin

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^[1] Boudarel G., 1991, Autobiographie, Éditions Jacques Bertoin, 436 p. 

^[2] Ibidem 

^[3] Ibidem

^[4] Ibidem

^[5] Collin C., 2004, “Albert Clavier : “J’ai choisi le Viêt-Minh » », Guerres mondiales et conflits contemporains, 4, n°26, pp. 71-87. https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2004-4-page-71.htm

^[6] Ibidem

^[7] Daoudal Y., 2001, L’affaire Boudarel ou le procès impossible du communisme, Éditions Rémi Perrin, 191 p.

^[8] Boudarel G., 1991, Cent fleurs écloses dans la nuit du Vietnam. Communisme et dissidence, 1954-1956, Jacques Bertoin, Paris, 301 p. 

^[9] Article 6 du Tribunal de Nuremberg : Le Tribunal établi par l’Accord mentionné à l’article 1er ci-dessus pour le jugement et le châtiment des grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe sera compétent pour juger et punir toutes personnes qui, agissant pour le compte des pays européens de l’Axe, auront commis, individuellement ou à titre de membres d’organisations, l’un des crimes suivants :

(c) ‘ Les Crimes contre l’Humanité ‘: c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.

Pour plus de détails : https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/52d68d14de6160e0c12563da005fdb1b/ef25b8f448034148c1256417004b1ce6

^[10] Dominique Bari, « Vietnam. Poulo-Condore, dernier cercle de l’enfer colonial », L’Humanité, 30 août, 2019 (archive)

^[11] Brocheux P., 2011, « La mémoire contre l’histoire : retour sur l’affaire Boudarel (1991-1997) et les anciens combattants du corps expéditionnaire français en Indochine », billet paru sur le site de Europe Solidaire Sans Frontières, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31001

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