La marche vers le Sud (Nam Tiến)
La « marche vers le Sud » (Nam Tiến) désigne la descente de populations Việt vers le Sud du pays le long des plaines littorales du milieu du XIe siècle jusqu’à la période contemporaine (fin XIXe). Cette poussée méridionale menée par des paysans-soldats répondait à la nécessité de contrer les incursions Cham, mais aussi de limiter la pression démographique sur les terres du delta du fleuve Rouge.
Alors qu’au milieu du XIe siècle le territoire du Đại Việt (1054-1400 et 1428-1804) s’étendait à peine jusqu’à la porte d’Annam (région de l’actuelle Hà Tĩnh), l’ensemble du delta du Mékong passa aux mains des Việt sous la dynastie des Nguyễn, au XVIIIe siècle, soit une progression Nord-Sud d’environ 1600 km en sept siècles. La performance impérialiste fait dire à P. Isoart : « Prolifique, le peuple vietnamien a acquis une puissance d’expansion telle qu’il a pu coloniser en un temps relativement court une grande partie de la péninsule indochinoise »[1].
Ce déversement de population ne fut néanmoins pas linéaire mais plutôt fait de prises et de reculs. Ainsi, en 1079, le général Lý Thường Kiệt prit la capitale cham Vijaya et obtient la cession de trois districts au niveau des actuelles provinces de Quảng Bình et Quảng Trị. Le Champa, disputé également par le royaume Khmer, fut gagné par le Đại Việt au prix de nombreux heurts et reculs (comme en 1371 lorsque les Cham prirent Thăng Long, l’actuelle Hà Nội) et d’arrangements entre puissances (mariage de la fille de l’empereur Trần Anh Thông en échange de la cession de deux nouveaux districts cham). Vers le milieu du XIVe siècle, les Việt franchirent la position de l’actuelle ville de Huế, et, après la libération du Đại Việt en 1428 par Lê Lợi contre l’invasion chinoise, la « marche vers le Sud » se poursuivit avec encore plus de vigueur, tandis que le Champa tomba en 1471.
De 1620 à 1788, le Việt Nam fut bipolarisé par deux fiefs séparés par le fleuve Gianh (au Nord de l’actuelle province de Quảng Bình). Sous l’autorité nominale des rois Lê installés à Thăng Long, deux administrations s’affrontèrent, celle du Nord aux mains d’une dynastie seigneuriale (Trịnh), et l’autre au Sud, sous la direction des seigneurs Nguyễn. La lutte entre ces deux seigneuries n’entrava toutefois pas la progression de la « marche vers le Sud ». Alors que jusqu’ici, les surplus démographiques du delta du fleuve Rouge se déversaient sur les espaces méridionaux, ce furent, à partir de cette date, les populations du centre qui alimentèrent le front vers le Grand-Sud vietnamien. Il convient toutefois de préciser que si les colons-migrants venus du Nord, suivis par ceux du Centre, alimentaient un système économique de structure méridienne, celui-ci coexistait, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, avec un modèle hérité du royaume du Champa et organisé autour de la circulation de biens entre les hautes terres et la mer (par l’intermédiaire de ports installés dans les plaines côtières, comme Hội An par exemple)[2].
En fait, il faut attendre l’époque coloniale et le milieu du XXe siècle pour que des migrants du Nord soient effectivement envoyés dans le Sud du pays. Dès le XVIIe siècle, à l’occasion du mariage du roi khmer Cheychettha II avec la fille du roi Sai Vuong de la dynastie des Nguyễn, les Việt prirent progressivement le contrôle d’une partie du territoire du royaume Khmer déjà affaibli par les intrigues et les complots de palais[3]. Rapidement, des établissements commerciaux s’installèrent dans le Sud du Cambodge, un général việt fut nommé par la cour de Huế pour commander la place de Sài Gòn et, après un soulèvement raté de deux princes khmers en 1658, les Việt prélevèrent un tribut régulier auprès des Khmers en plus d’annexer la province de Đồng Nai en 1691 et la région de Sài Gòn en 1698. La conquête de cette région fut aussi facilitée par l’aide apportée par des militaires chinois réfugiés au Việt Nam suite à la chute de la dynastie Ming en 1644.
Durant le XVIIIe siècle, l’ensemble du delta du Mékong passa aux mains des Việt mais, là encore, leur expansion fit face à des soulèvements comme en 1730 où des Khmers massacrèrent les Việt de la région de Banan[4]. Ces résistances alimentèrent le processus de colonisation puisque la réponse de la cour de Huế fut d’accroître les possessions viêt au Cambodge (cession des provinces de Mỹ Tho et de Vĩnh Long en 1731). En 1758, toute la partie basse du Cambodge était perdue et les Khmers furent refoulés ou assimilés de force.
Dans la continuité, le mouvement se poursuivit en direction de l’Ouest, vers l’intérieur du Royaume khmer où l’on trouvait déjà des Việt chrétiens ayant fui les persécutions. Alors que l’armée khmer était soumise à la puissance viêt et que le Việt Nam négociait avec le Siam en 1841 pour procéder à l’annexion officielle du pays, le processus de marche vers l’Ouest fut stoppé par la construction coloniale et frontalière française.
[1] Isoart P., 1961, Le phénomène national vietnamien, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Paris
[2] Hardy A., 2015, L’économie hybride du post-Champa. Le commerce plaine-montagne et les « marchés des sources » (nguồn) à l’époque des seigneurs Nguyễn (XVIe – XVIIIe siècles), In : Nguyen-Aubert H. H., Espagne M. (dir.), Le Vietnam. Une histoire de transferts culturels, Éditions Démopolis, Paris, pp. 97-114.
[3] Pouvatchy J., 1986, « Le peuplement vietnamien au Cambodge historique », Les Cahiers d’Asie du Sud-Est, n°19, pp. 121-142.
Pour aller plus loin :
Abdoul-Carime, N., 2005, « Note sur l’identité communautaire khmère, une approche historique et une relecture socio-politique », Péninsule, n° 50 (1), pp. 41-57.
Brunet R. (dir.), Antheaume B., Bonnemaison J., Bruneau M., Taillard C., 1995, Géographie Universelle, Asie du Sud-Est, Océanie, Belin, 480 p.
Goscha C., 2016 The Penguin History of Modern Vietnam, London, Allen Lane, Penguin Books, pp. xi-xx.
Isoart P., 1961, Le phénomène national vietnamien, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Paris
Mikaelian, G., 2004, « Élément pour une relecture symbolique de la « Marche vers le Sud » ou Nam Tiên », Péninsule, n° 48 (1), pp. 123-138. Texte en ligne sur le site de la revue Péninsule.
Papin P., 1999, Việt-nam. Parcours d’une Nation. Paris : La Documentation Française, 179 p. (Asie plurielle).
Pouvatchy J., 1986, « Le peuplement vietnamien au Cambodge historique », Les Cahiers d’Asie du Sud-Est, n°19, pp. 121-142.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Yves Duchère (11 novembre 2023). La marche vers le Sud (Nam Tiến). Việt Nam ơi ! Consulté le 16 septembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/v7jn
