L’urbanisation au Viêt Nam
L’urbanisation, phénomène d’accroissement de la population des villes qui accompagne le développement économique et social, connait au Việt Nam une forte accélération depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché à la fin des années 1980 (20 % d’urbains en 1986, 24 % en 1999, 30 % en 2010, 36 % d’urbains en 2020). Si l’on se réfère aux projections du GSO et de l’UNFPA[1], sur la base d’un niveau de fertilité moyen[2], la population urbaine du Việt Nam pourrait devenir majoritaire en 2038 et représenter, en 2049, 63,1 millions d’individus (58,2 % de la population totale). Cependant, si le développement des villes vietnamiennes a atteint une intensité sans précédent, l’urbanisation n’a pas, au cours de l’histoire, été continue et, au moins jusqu’au Đổi mới, l’organisation urbaine du pays a surtout résulté de considérations essentiellement politiques. –
Remontant à l’époque des rois Hùng (2877 AEC – 258 AEC), les premières villes correspondaient aux centres administratifs. Après la période d’occupation chinoise (111 AEC – 939 EC), avec la marche vers le Sud (Nam Tiến), un vaste mouvement migratoire sur plusieurs siècles accompagna le déploiement d’un puissant système administratif dans lequel les centres administratifs urbains jouèrent un rôle important. Produit de cette descente de paysans-soldats vers le Sud, la ville de Saì Gòn (Hồ Chí Minh-Ville) fut officiellement créée en 1698 sur un ancien carrefour commerçant khmer avec le soutien d’une importante population chinoise regroupée principalement à Chợ Lớn (« le grand marché »), comptoir marchand créé en 1778. Il convient également de souligner qu’aux XVIe et XVIIe siècles, l’arrivée de marchands européens et asiatiques entraîna la création de nouvelles villes et de ports marchands, comme à Hội An, Thăng Long (Hà Nội) ou encore Phố Hiến (Hưng Yên). En 1802, suite à la réunification du pays, chaque échelon administratif fut doté d’un centre urbain servant de pôle administratif, culturel, artisanal et plus largement, de lieux d’échanges.
Pendant la période coloniale, de vastes chantiers urbains s’ouvrirent. Ceux-ci furent complétés par la construction, puis la modernisation, d’infrastructures routières et ferroviaires (premières lignes de chemin de fer en Cochinchine dans les années 1881-1885) permettant de rentabiliser les activités économiques. Sài Gòn devint rapidement le pôle économique de toute l’Indochine, tandis que le rôle politique de Hà Nội se confirma. D’importants investissements furent réalisés pour améliorer la connectivité des villes dans une logique d’exploitation (le pont Paul Doumer à Hà Nội, les entrepôts de commerce dans la zone portuaire à Saì Gòn, etc.). Autour de Hà Nội et dans le Centre, un réseau de villes provinciales fut mis en place afin de répondre aux besoins administratifs de l’entreprise coloniale. L’Annuaire statistique de l’Indochine (1913-1922)[3] propose une estimation de la population des plus grandes villes : 75 000 habitants à Hà Nội et Hải Phòng, 94 000 à Chợ Lớn, 83 000 à Saì Gòn, 16 000 à Tourane (Đà Nẵng). Ces chiffres apparaissent toutefois sous-évalués eu égard au problème de double résidence (de nombreux Vietnamiens migraient vers les villes mais s’enregistraient au registre des impôts à la campagne) et de certaines manipulations des chiffres de la part des autorités coloniales[4]. La population urbaine d’alors doit être réévaluée de 5 à 15 %. À partir de la fin des années 1920, la croissance de la population de Sài Gòn s’accéléra pour atteindre 498 100 habitants en 1943[5], tandis que la population de la ville de Hà Nội était de 119 700 habitants[6] la même année. Entre 1954 et 1975, deux modèles économiques et politiques radicalement différents s’opposèrent, y compris sur le plan urbain (voir focus).
À la « libération » du Sud du pays en 1975, un mouvement de désurbanisation puissant fut opéré au Sud dont la population urbaine passa de 43 % à 25 %. Reposant sur une politique de « retour au village natal » ainsi que sur le déplacement de populations dans les Nouvelles Zones Économiques afin de rééquilibrer la répartition spatiale de la population et de réduire la surpopulation urbaine des villes du Sud. Parmi les citadins poussés à rallier ces nouvelles zones, on trouvait d’anciens fonctionnaires et soldats de la République du Việt Nam, des membres des sectes Hòa-Hảo, des caodaïstes, des chrétiens, des bouddhistes et des Chinois. Beaucoup d’entre eux quittèrent même le Việt Nam définitivement : les boat people. Malgré la désurbanisation du Sud du Việt Nam, l’ancienne SaìGòn conservait en 1979 sa primauté sur les autres organismes urbains du Sud du pays. Hồ Chí Minh-Ville était par exemple onze fois plus grande que Đà Nẵng en 1979[7]. Néanmoins, l’infléchissement de l’urbanisation fut notoire dans les villes comme Huế, Quy Nhơn et Đà Nẵng où 20 % de la population fut déplacée entre 1974 et 1979.
À partir de la fin des années 1980, les réformes du Dổi Mới signèrent la fin de la politique anti-urbaine des autorités, la ville retrouva un rôle économique et marchand dont elle avait été privée pendant la période socialiste. Si entre 1970 et 1989 la population urbaine augmenta de 1,4%, c’est véritablement à partir de 1990 que le pays accéléra sa transition urbaine (20 % d’urbains en 1986, 24 % en 1999, 30 % en 2010, 36 % en 2020)[8]. L’urbanisation, mode opératoire et vecteur de l’intégration du pays à l’économie de marché capitaliste, repose aujourd’hui sur des éléments assez classiques en Asie du Sud-Est et Orientale : métropolisation, méga-projets (« nouvelles zones urbaines »), évictions, promotion de la propriété privée et du commerce (multiplication des shopping malls), mise en ordre, mise en tourisme, etc.
Parmi les grands projets urbains se développant dans les périphéries des métropoles comme Hà Nội, Hồ Chí Minh-Ville ou Đà Nẵng, on voit effectivement apparaître des grands ensembles au style architectural exogène, parfois vides car inabordables pour les populations locales en plus d’être des objets de spéculation. Le secteur privé, vietnamien et étranger, participe activement depuis les années 1990 à la production urbaine mais l’État vietnamien garde la main en matière de planification. Malgré le recours aux investissements privés sous forme de Partenariat Public Privé (comme des BOT[9]par exemple), les pouvoirs publics maintiennent en effet leur contrôle sur les modalités du développement local, on peut d’ailleurs observer des conflits au sujet de l’allocation des ressources entre certaines métropoles et l’État central. Il n’y a donc pas d’abandon du « keynésianisme spatial » au Việt Nam dans la mesure ou les structures de l’État central maintiennent encore aujourd’hui d’importants mécanisme de péréquation[10] et de redistribution.
En outre, en dépit d’une accélération notoire du processus d’urbanisation, un certain nombre d’enjeux liés aux transports, à la gouvernance, à l’environnement, à l’intégration des villages périurbains ou encore à l’augmentation des inégalités restent autant d’obstacles capables de ralentir l’achèvement de la transition urbaine du Việt Nam.
Figure : Villes, solde migratoire, densités de population et part de la population urbaine par province
L’antagonisme des modèles urbains au Nord et au Sud entre 1954 et 1975
Suite aux accords de Genève de 1954, le pays fut divisé en deux parties, le Nord et le Sud, de part et d’autre du 17e parallèle.
Alors qu’au Nord, priorité fut donnée à l’industrialisation des campagnes sur fond de politique anti-urbaine (les villes étant considérées avant tout comme des centres de production), à la lutte contre la pauvreté de la paysannerie, au Sud, un mouvement inverse s’opéra. En accord avec l’idéologie socialiste, les villes et les campagnes du Nord fusionnèrent au sein d’une quinzaine de centres agro-industriels regroupant rizières, habitats, usines et grands équipements. 500 centres industriels de district furent créés, ce qui permit de soutenir le développement rural tout en limitant l’urbanisation qui passa de 7,4 % en 1955 à 11 % en 1965[11]. En plus de la ligne politique qui entraina une « sous-urbanisation »[12], face aux bombardements américains, les autorités durent restreindre fortement l’accès aux villes (par le biais de permis de déplacement et du carnet de résidence), notamment entre 1962 et 1972, et transférèrent les populations et les industries des villes vers les campagnes.
Au Sud-Việt Nam, de 1960 à 1975, l’urbanisation se fit à marche forcée. Les campagnes, viviers de recrutement pour la résistance communiste, furent peu à peu vidées de leurs habitants qui, à partir de 1964, bombardés et terrorisés, finirent par rejoindre les villes. En 1971, la population urbaine du Sud Việt Nam était de 43 % (65 % si on rajoute les camps de réfugiés à la périphérie des villes) alors qu’au début des années 1960 elle représentait 15 à 20 %[13]. En fait, sur les 20 millions d’individus que comptait le Sud Vietnam, environ la moitié dut quitter son habitation, notamment du fait du programme d’ « ingénierie sociale »[14] dit des « hameaux stratégiques » (création de villages « fortifiés », de « camps d’internement »[15] afin de limiter le contact entre le Front National de Libération et les paysans)[16]. En ville, c’est l’insalubrité, la délinquance, la prostitution, la maladie (la tuberculose touchait 40 % de la population de Sài Gòn)[17] et la sous-alimentation qui gangrénèrent la société sous perfusion américaine. Les villes du Sud produisaient en effet peu tout en consommant beaucoup, ce qui les plaça rapidement dans une situation de dépendance vis-à-vis de l’aide américaine qui comblait le déficit de la balance commerciale[18].
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Tenenbaum, É., 2010, « Les déplacements de populations comme outil de contre-insurrection : l’exemple du programme des hameaux stratégiques au sud-Vietnam ». Guerres mondiales et conflits contemporains, 239, pp. 119-141.
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[1] General Statistics Office (GSO), United Nation Population Fund (UNFPA), 2016, Vietnam population projection 2014-2049, Hà Nội, 259 p.
[2] Niveau de fertilité correspondant ici à 1,96 enfant par femme. Pour plus de détail, se reporter au rapport GSO, UNFPA, 2016, Ibidem.
[3] Direction des Affaires Économiques, Service de la Statistique Générale, 1927, Annuaire Statistique de l’Indochine. 1913-1922, Imprimerie d’Extrême-Orient, Hanoi, Vol.1, 326 p.
[4] Barbieri, M., 2007, De l’utilité des statistiques démographiques de l’Indochine française (1862-1954). Annales de démographie historique, 113, 85-126. https://doi.org/10.3917/adh.113.0085
[5] Viện Thống kê và Khào cưu Kinh tế Việt Nam,1955, Việt Nam Niên Giám Thống Kê, Annuaire Statistique du Viêt-Nam1952-1953, Quatrième volume, 280 p.
[6] Ibidem
[7] Thrift N., Forbes, D., 1986, The Price of War. Urbanization in Vietnam, 1954-1985, Routledge, 202 p.
[8] Au Việt Nam, est considéré comme urbain tout territoire de plus de 4000 habitants dont 65 % de la population active est occupé à des activités non-agricoles, et dont les densités humaines sont supérieures à 6000 hab/km2.
[9] Le modèle Build, Operate and Transfer, généralement utilisé dans les partenariats public-privé (PPP) autour de projets d’infrastructures, permet à une entité privée de recevoir une concession du secteur public et donc de financer et mettre en œuvre une installation qui sera ensuite exploitée par le promoteur.
[10] La péréquation se fait, d’une part, au niveau des dotations de l’État en fonction des besoins des provinces et, d’autre part, au niveau de la répartition des impôts partagés.
[11] Murray P., Szelenyi I., 1984, « The City in Transition”, International Journal of Urban and Regional Research, vol. 8, pp. 330-350.
[12] Ibidem
[13] Nguyễn Đức Nhuận, 1978, « Désurbanisation et développement régional au Vietnam (1955-1977) », International Journal of Urban and Regional Research, vol.2, n°2.
[14] Tenenbaum, É., 2010, « Les déplacements de populations comme outil de contre-insurrection : l’exemple du programme des hameaux stratégiques au sud-Vietnam ». Guerres mondiales et conflits contemporains, 239, pp. 119-141.
[15] Le FNL et le parti des travailleurs qualifièrent ces « villages » de camps de concentration, tandis qu’en France, l’Humanité fit le parallèle avec les camps d’internement réalisés deux ou trois ans plus tôt en Algérie (Tenenbaum, É., 2010).
[16] Technique de villagisation d’abord déployée à partir de 1950 en Malaisie par les Britanniques (connue aussi sous le nom de Plan Briggs) puis, sans succès, par les Français, en 1952, au Tonkin (« villages protégés »).
[17] Ibidem
[18] « L’économie urbaine repose presque totalement sur les États-Unis : les importations au Sud Viet-Nam représentaient plus de 745 millions de dollars en 1969, tandis que les exportations n’en représentaient que 16 millions. Les États-Unis comblent ce déficit par des moyens variés. La majeure partie de la population des villes est employée dans le secteur des services (60 %) destinés aux besoins quotidiens du corps expéditionnaire U.S., de l’administration et l’armée de l’ancien régime » (Nguyễn Đức Nhuận, 1978).
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Yves Duchère (8 novembre 2023). L’urbanisation au Viêt Nam. Việt Nam ơi ! Consulté le 17 septembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/v7jf
