Mode de production asiatique et bureaucratie hydraulique au Việt Nam

Le mode de production asiatique, concept développé par K. Marx, s’inscrit dans la continuité d’une notion européenne de la fin du XV^e siècle : le despotisme oriental. Utilisée un temps pour caractériser le régime politique et la société de l’Empire ottoman, de l’Empire perse et de l’Inde mongole, la notion fut reprise au XX^e siècle dans l’ouvrage polémique intitulé Le despotisme oriental (Wittfogel, 1964). Le despotisme oriental combinait les caractéristiques suivantes : l’État est propriétaire de la terre ; tous les individus subissent le même asservissement de l’État ; la noblesse héréditaire est absente ; le pouvoir et la richesse ne sont permis que par la participation à l’État ; l’agriculture domine l’industrie, tandis que les particularités hydro-climatiques nécessitent que soient mis en œuvre des travaux publics hydrauliques dont l’État est le grand entrepreneur. Bien qu’adossé à des préjugés racistes, cette notion fut reprise par Voltaire qui voyait notamment dans le système chinois un despotisme éclairé à partir duquel Marx élabora sa notion de mode de production asiatique dans les années 1850 (Godelier, 1991). Un mode de production, dans la pensée marxiste, est considéré comme la combinaison, à un moment de l’histoire, des rapports de production avec les forces productives correspondantes. Les institutions sociales (les formes de l’État par exemple) correspondent également à un mode de production. 

Pour K. Marx, une des spécificités du mode de production asiatique est le fait que l’État est propriétaire de la terre. Par ailleurs, fait intéressant dans le cas vietnamien, l’État revêt un caractère surnaturel (l’empereur est le « fils du ciel », il est le « dépositaire du mandat céleste ») qui légitime son caractère despotique. Dans ces conditions, l’État peut mobiliser les populations pour réaliser des grands travaux d’intérêt économique ou politique (infrastructures hydrauliques, voies de communication, etc.). Se met alors en place un système dans lequel les groupes sociaux sont soumis à l’État et dont la corvée, les rentes, les tributs constituent le mode de leur soumission politique et économique (Marx parle d’« esclavage généralisé ». À ce propos, nous renvoyons aux travaux de J. Scott qui fait de ce despotisme des plaines un des déterminants du peuplement de la Zomia. Le prélèvement en nature, et non en argent, limitent par ailleurs le développement des rapports marchands. Aussi, la classe dominante, privée comme les autres classes de la propriété de la terre, se confond avec l’État dans un environnement général où l’exploitation du travail d’autrui et la possession de terres n’étaient permis que par une faveur particulière de l’État ou la participation directe à celui-ci. C’est ainsi que se mit en place une bureaucratie, centralisée et soumise à l’État comme ce fut le cas au Vietnam (bureaucratie hydraulique). Celle-ci permit notamment au peuple kinh de s’installer en nombre dans un des espaces les plus dangereux au monde (en raison des crues violentes du fleuve Rouge) en y développant des centres administratifs urbains répondant avant tout à des impératifs hydrauliques et administratifs.